Le ghetto intérieur, honte ou culpabilité?
Est-il encore possible d'écrire sur la Shoah après Levi, Kertz, Mendelssohn, ... Eh bien peut-être... Et à l'occasion du 75ème anniversaire de la Shoah, nous pouvons poursuivre notre travail de mémoire et y réfléchir à l'aune de ce que nous sommes et vivons aujourd'hui...
Santiago H. Amigorena écrit sur le silence, comment on bâtit une forteresse intérieure sensée nous protéger, nous défendre, mais qui nous tue jour après jour... Certains de ses livres parlaient déjà du silence : "Une enfance laconique", "Une jeunesse aphone"... Il se penche là sur une origine possible de ce silence, dans une potentielle loyauté, celui de son grand-père, Vicente Rosenberg.
Vicente Rosenberg est parti de Pologne en 1928 et a construit sa vie en Argentine. Marié, 3 enfants, gérant un magasin de meubles dans une Argentine en forte expansion, les journées passent paisiblement entrecoupées de moments avec ses amis où il évoque ses souvenirs Polonais. Et peu à peu, il glisse, dérape, s'effondre, au fil des lettres, et des silences de sa mère, restée en Pologne, emmurée avec le reste de sa famille dans le ghetto de Varsovie. Il s'emmure lui-même dans un ghetto intérieur... Ses mots :
"C'est sans doute une des caractéristiques les plus singulières de l'être humain : de même que le corps lorsqu'on lui inflige trop de souffrance ou lorsqu'il est trop affaibli s'éteint momentanément par l'évanouissement pour pouvoir, comme une simple machine, se rallumer et repartir, l'esprit aussi, lorsque la douleur et l'impuissance sont trop fortes, s'assombrit, s'assourdit, se referme pour survivre, - quelque chose qui est encore humain et qui ne l'est déjà plus, quelque chose qui est encore nous-mêmes et qui n'est déjà plus personne."
Servi par une très belle écriture, ce livre beaucoup appris. J'avais pu lire fictions et théorie sur la culpabilité du survivant, un syndrome bien connu et qui peut traverser les générations... Il apparaît ici un angle nouveau, qui s'ancre dans une première culpabilité : ne pas avoir tout fait pour sauver sa famille à temps, car comment faire sa vie auprès de cette mère si présente... On peut questionner ici la responsabilité de celles et ceux qui ne sont pas partis, et leurs bonnes raisons aussi de ne pas le faire alors... Mais sombrant dans la culpabilité, justement, on porte toute la responsabilité de ce qui est ou n'est pas. A cela s'ajoute selon moi une honte indicible de ne pas vivre, de ne pas souffrir et de ne pas mourir comme celles et ceux qu'on aime... Une honte et une impuissance mêlées, que tous les exilés d'hier, d'aujourd'hui et de demain peuvent connaître... Alors il assassine toutes ses relations, se punit inlassablement, s'interdit pas à pas d'être vivant.